Bistrot le Malakoff à Paris • Photo 113942279 © Baghitsha | Dreamstime.com
Omniprésents sur notre territoire, les bistrots sont indissociables de l’Histoire de France et du rayonnement de notre culture au cours des derniers siècles. Adulés par certains, détestés et vertement critiqués par d’autres, les cafés et les bars n’ont cessé d’évoluer au gré des époques, contraints de se réinventer pour ne pas disparaître. Que l’on soit un pilier de bar, un client occasionnel ou un étranger de passage, nous avons presque tous au moins une fois dans notre vie passé la porte d’un bistrot.
Depuis plus de deux siècles, les débits de boissons sont des lieux de convivialité où l’on discute plus qu’on ne boit. En effet, on se rend davantage au bistrot pour écouter, parler ou faire des rencontres que pour se désaltérer ou se sustenter. Les cafés intimisent nos conversations sans pour autant les intérioriser. Debout au zinc ou assis autour d’une table, on parle de politique, de travail ou d’amour, de la pluie ou du beau temps, un verre à la main ou un petit noir très chaud posé devant soi. Le vocabulaire utilisé pour désigner les débits de boissons illustre à merveille leur étonnante hétérogénéité : bouchon, bar, café, bousingot, taverne, cabaret, assommoir, abreuvoir, gargote, caboulot, mastroquet, bougnat, beuglant, brasserie, estaminet, guinguette, bastringue, bouiboui, buvette, bistroquet… On trouve autant de types d’établissements que de catégories sociales, de l’auberge de grand chemin au buffet de la gare en passant par la guinguette de campagne et la brasserie de boulevard. Balzac écrivit dans Les Paysans, un roman inachevé publié à titre posthume, « Le café est le parlement du peuple ». C'est aussi un baromètre du bien-être de notre société. En 2020, le confinement lié à la pandémie de Covid19 a démarré avec la fermeture du dernier café rue de Lappe à Paris. De même, la réouverture des bistrots a marqué la fin du confinement.
L’ambiance qui règne au bistrot est toute particulière. Un observateur commencerait sans doute par décrire l’univers sonore qu’on y trouve : les claquements de cartes à jouer sur les tables, les tintements des cuillères à café sur les soucoupes, les éclats de rire, les bruits de percolateur et les ronronnements de moulin à café, les cliquetis des pièces de monnaie sur le zinc… Viendrait ensuite la description de l’habilité mobile des garçons de café puis celle de l’autorité du patron qui se tient debout derrière son comptoir et semble orchestrer les mouvements de cette symphonie sociale.
En 1785, le roi Louis XVI fit ériger 57 barrières d’octroi autour de Paris pour faciliter la collecte d’un impôt impopulaire qui concernait au premier chef la circulation des boissons et autres marchandises liquides. L'octroi greffait les revenus des tenanciers des débits de boissons qui décidèrent pour une grande part d’installer leur établissement en dehors de la capitale. Durant les périodes de fortes chaleurs, l’eau devenant impropre à la consommation, la clientèle affluait dans ces bistrots où l’on servait souvent du vin mouillé ou trafiqué au sulfate de chaux. À l’aube de la Révolution française, la marche sur Versailles du 5 octobre 1789 progressa de café en café sous une chaleur accablante.
Au XIXe siècle, la France comptait environ 300 000 débits de boissons, ce nombre atteignant 480 000 en 1908. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, on dénombrait près de 500 000 bistrots. Plusieurs facteurs expliquent une telle augmentation du nombre de cafés. Le développement du chemin de fer ainsi que ceux du réseau routier et du service postal contribuèrent à l'apparition d'auberges, souvent attenantes aux relais de poste et aux gares.
À Paris et alentours, on trouvait de nombreux styles de cafés, du bouiboui le plus infâme au luxueux café des grands boulevards. Dans les bouges fermés, où il faisait très sombre, le sol était recouvert de sciure de bois pour permettre aux clients de cracher sans vergogne. On y jouait au billard et aux cartes – souvent à la manille –, parfois pour de l’argent, dans une atmosphère irrespirable de fumée âcre provenant notamment des brûle-gueules – des pipes de mauvais tabac. De lourds rideaux obstruaient les fenêtres de ces bistroquets à la devanture peinte en rouge sang de bœuf. À l'opposé, les cafés des grands boulevards étaient des lieux lumineux et bien éclairés où l’on cherchait à être vu, la société bourgeoise aimant se regarder elle-même et se montrer en terrasse.
Les bistrots festifs se répartissaient alors en deux grandes familles : les guinguettes où l’on dansait et les goguettes où l’on chantait. Ces dernières étaient des lieux de subversion, notamment lors des périodes d’interdiction ou de censure de la presse écrite. Les chansons qu'on y déclamait circulaient librement, leurs auteurs rivalisant de génie pour critiquer l'empereur, le roi, l'Église ou tout autre institution à l'aide d'images, de périphrases et de contrepèteries. À titre d'exemple, au cours de la Restauration; la police se mit à surveiller de près la clientèle de ces établissements en quête d’un chanteur rendu bavard par l’excès d’alcool et qui n’hésitait pas à beugler « vive l’empereur ».
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En moins d’un siècle, les auvergnats, méprisés et moqués par les parisiens, ont bâti un empire et sont parvenus à régner en maîtres sur le monde des bistrots de la capitale. Dès le milieu du XVIIIe siècle, de nombreux auvergnats en quête d’une vie meilleure ont quitté les campagnes pour tenter leur chance à Paris. Ces pionniers de l’exode rural se sont d’abord installés à La Bastille avant d’investir la banlieue parisienne au siècle suivant. Au fil des saisons, ils enchaînèrent toute sorte de métiers : nettoyeur de parquets, ferrailleur, laitier et même porteur d'eau pendant les périodes de forte chaleur. On les reconnaîssait aisément dans les rues de la capitale grâce à leur étrange costume composé d’un manteau de velours, d’un chapeau en cuir à bords roulés, de sabots paysans et d’une écharpe rouge utilisée pour soutenir leurs reins. Courageux et robustes, les auvergnats firent preuve d’une rigueur exemplaire dans la gestion de leurs affaires. Économes et solidaires, ils prospérèrent notamment dans le commerce du charbon, abondant en Auvergne, ce qui explique l’origine du diminutif qu’on leur attribua souvent, qui provient de la transformation de l’exclamation « charbon y va ! » en charbougnat, abrégé en bougnat. La distribution du charbon nécessitant un lieu de stockage, les bougnats cherchèrent des locaux pour s’établir.
Un dynamisme communautaire, une opiniâtreté à toute épreuve et une capacité à anticiper les évolutions économiques et sociales leur permirent de diversifier leurs activités. Les locaux de stockage se transformèrent alors en échoppes, la limonade remplaçant le charbon puis les débits de boissons et les brasseries se substituant aux échoppes, pour le plus grand plaisir des parisiens. La rue de Lappe, dans le 11e arrondissement de Paris, si élégamment chantée par Mouloudji, s’encanailla dans les bals musettes au son des accordéons, tandis que les auvergnats désaltéraient les danseurs de java et de bourrée.
À la fin du XIXe siècle, les auvergnats régnaient sur les bistrots de Paris et la ligue auvergnate regroupait plusieurs milliers de membres qui dirigeaient la majorité des chambres syndicales des marchands de vin, limonadiers, hôteliers et restaurateurs. Désireux de renforcer cet esprit fédérateur, le journaliste Louis Bonnet créa le journal L'Auvergnat de Paris, dédié aux débits de boissons de la capitale. Le 1er numéro parut en 1881 sous la forme d’une modeste feuille. Puis cet hebdomadaire du vendredi s’enrichit et traita de politique, de littérature, de faits divers, sous la plume de personnalités auvergnates comme Jules Vallès. Le journal mobilisa peu à peu de nombreux correspondants dans les villages du Massif central qui publiaient des nouvelles locales à l’attention des lecteurs parisiens. Louis Bonnet s’efforça de structuer le mouvement auvergnat en créant des syndicats professionnels pour défendre les droits de ses membres. Des sociétés de secours mutuel protégeaient les plus démunis et des cercles littéraires furent créés pour promouvoir le talent des artistes auvergnats.
Pour permettre à des millions d’auvergnats « exilés » de retourner régulièrement sur leur terre natale à prix réduit, Louis Bonnet fonda l’organisation des trains Bonnet en 1904. Il négocia avec les compagnies ferroviaires pour obtenir des tarifs préférentiels et même des billets gratuits sur les lignes reliant Paris et les gares du Massif central. Cet homme au grand cœur mourut en 1913. Une rue du XIe arrondissement lui rend hommage.
À la fin de la Première Guerre mondiale, le lobby des auvergnats était devenu très puissant. Dans les années 30, la ligue auvergnate connut son apogée, ses représentants détenant de nombreux lieux prestigieux : Marcelin Cazes à la tête de la brasserie Lipp, Victor Libion possédant la Rotonde, Paul Chambon dirigeant le Dôme, Ernest Fraux et René Lafon détenant la Coupole, Paul Boubal possédant le Café de Flore… Au début des années 1980, 80% des débits de boissons, des brasseries et des bar-tabacs de la capitale étaient toujours tenus par des auvergnats.
Le métier de garçon de café vit le jour à Paris, principalement avec le développement des grands boulevards et l’apparition des bistrots qui s’y établirent dès le milieu du XIXe siècle. Il s'agit d'un dur métier dont l’exercice exige de nombreuses qualités parmi lesquelles l’endurance, une excellente mémoire, une bonne audition et une voix qui porte bien. Le garçon de café – le masculin s’impose tant la fonction est genrée – doit être précis, adroit et habile de ses mains. Le développement ultra rapide des débits de boissons engendra une forte demande de personnel motivé.
Si les contours de cette profession furent tout d’abord mal dégrossis, le métier se construisit progressivement et inventa ses propres codes, notamment vestimentaires. Le garçon des grands cafés parisiens se doit ainsi d'être un homme élégant et bien coiffé, portant une chemise amidonnée, un nœud papillon ou une lavallière. Il est vêtu d'un gilet, d'un rondin blanc ou noir et d'un pantalon noir agrémenté d’un tablier blanc. Il porte sur le bras gauche une serviette blanche à demi pliée. Cet uniforme qui perdura jusqu’à la fin du XXe siècle, surtout en milieu urbain, est toujours exigé par certaines grandes maisons tant il témoigne du standing et de l'élégance des lieux.
En 1897, l’émergence rapide de la corporation des garçons de café aboutit à la création du syndicat des garçons limonadiers, d’hôtels, de restaurants et assimilés. Face à la rudesse de ces emplois, des revendications jaillirent dès le début du XXe siècle. Les garçons de café se sentaient exploités par les bureaux de placement, des sortes d’agences intérim qui sévissaient à l’époque et percevaient une rémunération payée par le candidat lorsqu’un établissement proposait de l’embaucher. Ces sommes conséquentes restaient dues même lorsque le serveur concerné était mis à la porte après seulement quelques jours d’activité. De nombreuses dérives furent constatées, patrons et bureaux de placement s’entendant pour se partager les sommes perçues et accélérer le remplacement des garçons de café afin de maximiser leurs gains. En 1907, un premier mouvement de grève fut organisé dans l’espoir de lutter contre cette pratique inique, la profession réclamant la suppression des bureaux de placement ainsi que la stricte application de la loi de juillet 1906 qui offrait à chaque garçon de café une journée chômée par semaine.
La communauté des garçons de café était unanimement méprisée, y compris par la presse qui lui taillait des croupières à longueur de colonnes. Lors du mouvement social du début du XXe siècle, les grands journaux parisiens ne mentionnèrent qu'une seule revendication, symbolique mais sans réelle importance : le droit de porter la moustache ! Les garçons de café devaient en effet être rasés de près, le port de la moustache étant un signe de distinction sociale réservée à l’aristocratie, à la grande bourgeoisie, aux militaires et aux gendarmes. C’était aussi un symbole de virilité qui cadrait mal avec le style et l’élégance des professionnels. La presse réduisit pourtant le mouvement de protestation des garçons de café à cette modeste requête qu'elle relata sous forme de railleries.
En juin 1936, un nouveau mécontentement des garçons de café éclata tandis que les protagonistes de la grève ouvrière trouvaient enfin un accord avec le gouvernement. Le motif de cette grogne visait la non-application de la loi Goddard, votée en 1933. Celle-ci concernait notamment la répartition obligatoire des pourboires entre les employés d’un établissement. La contestation exigeait également la suppression des bureaux de placement, encore très actifs à l’époque.
Les manifestations des garçons de café apportèrent un second souffle à la grève générale qui repartit de plus belle. Max Dormoy, alors secrétaire d’État à la présidence du Conseil, proposa deux projets de loi : la suppression des pourboires et une réglementation stricte des bureaux de placement sous le contrôle de l’État. Ces mouvements de grève aboutirent à la mise en place de la semaine de 40 heures et à 2 semaines de congés payés par an.
Un an plus tard, les lois n’étant pas appliquées par le patronat, de nouveaux mouvements sociaux virent le jour au sein de la corporation. En dépit de cette agitation, les patrons s’obstinèrent et le bras de fer commença entre les différents syndicats en pleine exposition universelle de 1937 qui se tenait à Paris. Mais cette fois, l’opinion publique et les grands syndicats d’employés soutinrent le mouvement. Des établissements fermèrent, les employés envahissant les terrasses des cafés les plus fréquentés. La tension monta d'un cran et des agents de police en faction devant les grandes enseignes tentèrent d’éviter les débordements. Très vite, la capitale s’embrasa. Le 21 juillet, un accord fut enfin trouvé mais à la défaveur des garçons de café qui obtinrent tout de même l’intégration des pourboires dans le calcul de leurs indemnités de congés.
Peu avant la Première Guerre mondiale, dans l’espoir de redorer son blason auprès du public, la profession organise une manifestation sportive et ludique : la course des garçons de café. Cette course consiste pour chaque participant à parcourir 8 km en tenue de service, le plus rapidement possible, sans toutefois courir, en portant à bout de bras un plateau sur lequel sont posés une bouteille de vin ouverte et trois verres vides. La tradition s’est perdue après 1968 pour renaître à Paris en 2011 avec un itinéraire de 2,8 Km à travers le Marais.
Cette manifestation sportive et ludique existe désormais dans de nombreux pays où les garçons de café se donnent en spectacle le temps d’une journée pour le plus grand plaisir des spectateurs. Des prix sont décernés aux meilleurs coureurs et la victoire n’est pas sans conséquence sur la carrière professionnelle du vainqueur.
Voici quelques chansons françaises célèbres mettant en scène des bistrots.
• Le bistrot - Georges Brassens
• Mon bistrot préféré - Renaud
• Valse musette au bistrot - Lucienne Delyle, le Grand Orchestre de Paul Mauriat
• Les petits bistrots - Jean Ferrat
• Le cœur menthe à l'eau - Eddy Mitchell
Une scène culte du cinéma français, Le Professionnel, avec Jean-Paul Belmondo, dans un bistrot parisien.