Jean-Pierre Melville : avec son stetson, son trench-coat et ses lunettes noires, il ressemble aux personnages de ses films • ©album_alb269734
Léon Morin, prêtre ; Le Samouraï ; L’Armée des ombres ; Le Cercle rouge… ces films noirs et tragiques, réalisés par Jean-Pierre Melville, appartiennent au patrimoine cinématographique mondial. Avec un stetson vissé sur la tête, un trench-coat sur les épaules et des lunettes noires qui lui mangeaient le visage, Melville ressemblait aux personnages énigmatiques et souvent sombres de ses films. Ce cinéaste retors, en avance sur son temps à bien des égards, dirigea les plus grands acteurs de son époque parmi lesquels Simone Signoret, Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, Paul Meurisse et Alain Delon. Ce dernier affirma d'ailleurs à son propos, « c’est le plus grand des grands ». Parfois considéré comme le fondateur de la Nouvelle Vague, Melville mena sa carrière en dehors du système classique et des codes conservateurs de l’industrie cinématographique. Il refusa catégoriquement d’être vu comme le père spirituel de François Truffaut ou de tout autre réalisateur, affirmant n’appartenir à aucune secte et ne se réclamant d’aucune religion.
Melville exprima une passion précoce pour le cinéma. À l’âge de 6 ans, il reçut une Pathé-Baby comme cadeau de Noël. Avec cette petite caméra à manivelle, il filma assidument ses proches et l’appartement familial situé rue de la Chaussée-d ’Antin à Paris. Irrésistiblement attiré par le pouvoir de l’image, il devint le plus jeune producteur de cinéma au monde. Quelques années plus tard, il se mit à fréquenter les salles obscures de manière obsessionnelle. « Lorsque je passais la porte d’un cinéma, j’entrais dans une église », disait-il volontiers.
Né Jean-Pierre Grumbach à Paris en 1917, dans une famille juive non pratiquante et plutôt aisée originaire de Belfort, Melville vécut une enfance heureuse aux côtés de son frère Jacques (1902-1942) de 15 ans son aîné, et de sa sœur Janine (1912-1978). En 1933, il assista à la projection du film Cavalcade du cinéaste américain Frank Lloyd qui reçut l’année suivante deux Oscars, celui du meilleur film et celui du meilleur réalisateur. Ce drame historique le fascina et il n’eut de cesse de le revoir, encore et encore, sans doute près d’une centaine de fois au total. En 1935, le père des trois enfants Grumbach disparut brusquement, terrassé par une crise cardiaque à l'âge de 55 ans tandis qu’il courait après un train. Cette disparition fut un cataclysme émotionnel pour la famille. Jean-Pierre, qui fréquentait le lycée Michelet, devint un élève dissipé, ses résultats témoignant de son manque d’intérêt pour les études. À 18 ans, il trouva un emploi de représentant de commerce et exerça cette profession jusqu’au début de son service militaire qu'il effectua en région parisienne.
Sans doute influencé par son frère Jacques dans ses choix politiques et dans la conduite de ses activités militantes, Jean-Pierre Grumbach adhéra au Comité Amsterdam-Pleyel, un mouvement pacifiste et antifasciste créé en 1932 par les écrivains Romain Rolland et Henri Barbusse. Jacques était depuis quelques années journaliste et élu socialiste dans le département de l'Aube. Proche de Léon Blum, il avait rejoint les rangs de la SFIO en 1925. Cette sensibilité de gauche, combinée à l’antisémitisme grandissant qui régnait en Europe et s'accentua durant le Front populaire - du fait de la judaïcité de Blum -, incita Jean-Pierre à s’engager dans la lutte contre la montée de l'extrême droite en France. Lors de la mobilisation de 1939, son unité - le 79e régiment d’artillerie - fut engagée dans la campagne des Flandres puis participa à la bataille de Dunkerque et à l’évacuation vers l’Angleterre qui s’ensuivit. Dès la fin de la drôle de guerre, Jacques entra en résistance dans le sud de la France. De son côté, une fois démobilisé, Jean-Pierre tenta en vain de quitter le territoire par la mer depuis Marseille. Il fut contraint de passer l’année 1941 dans la cité phocéenne, exerçant la profession de représentant de commerce tout en s'occupant de distribuer des tracts clandestins. Il fit la même année la connaissance du résistant Daniel Mayer qui venait de créer le Comité d’Action Socialiste de la zone Sud. Cette rencontre le marqua durablement, renforçant son engagement en tant que résistant.
En 1942, Jean-Pierre se rendit à Castres pour rejoindre sa sœur Janine ainsi que son frère Jacques, placé depuis quelques mois sur la liste noire de la Gestapo. Il se fit embaucher durant quelques mois par le mari de Janine qui dirigeait une usine de tissage. Puis il devint acheteur pour un fourreur parisien. Poursuivant ses activités clandestines, notamment au sein d’un réseau de renseignement, il prit le pseudonyme de « Cartier ». La même année, le débarquement allié en Afrique du Nord aboutit à l’occupation allemande de la zone Sud et les frères Grumbach décidèrent de franchir les Pyrénées, chacun de son côté, afin de rejoindre le général De Gaulle à Londres. Mais Jacques fut assassiné par un passeur au cours de son périple avant d'avoir franchi la frontière espagnole. Jean-Pierre, quant à lui, fut arrêté en Espagne et passa cinq mois en prison suivis de quelques mois en résidence surveillée avant de pouvoir gagner Gibraltar et d’embarquer pour l’Angleterre. En août 1943, il s'engagea dans les Forces Françaises Combattantes, utilisant pour la première fois le nom de « Jean-Pierre Melville » en hommage à Alan Melville, un auteur américain de romans policiers. Dans la case profession, il inscrivit « Industrie cinématographique » faisant de ce document l’acte de naissance officiel du cinéaste Melville. En octobre, il fut affecté à la première Division Française Libre en tant qu'artilleur, partit pour l’Algérie puis rejoignit le front sud en Italie. En mai 1944, il prit part à l’offensive décisive sur Cassino. Blessé après le débarquement de Provence lors de la remontée des troupes vers Lyon, il ne quitta plus Paris jusqu'à la signature de l’acte de capitulation de l’Allemagne le 8 mai 1945.
L'engagement de Melville dans la résistance et sa participation aux combats à partir de 1943 lui firent vivre des expériences humaines d’une exceptionnelle intensité. Dans ses activités de résistant, il fut confronté à l’ignominie de la trahison, apprit à ne faire confiance à personne et à se méfier de tous les hommes, y compris de lui-même. Son cinéma sera durablement marqué par ces expériences extrêmes.
Le rare moment où l’on rencontre la vertu, c’est dans la vie militaire au contact des officiers de carrière. Ce sont mes plus belles années. J’y ai rencontré des hommes qui acceptaient de mourir.
Fin juin 1940, une fois l’armistice signé entre la France et l’Allemagne, dans un contexte troublé où l’on promettait au peuple français que le nouvel empire - le Troisième Reich - était établi pour 1 000 ans au moins, il était sacrément difficile de s'engager à poursuivre la lutte. D’autant que l’envahisseur teuton se comportait de manière plutôt courtoise envers les citoyens français. Les armes s’étaient tues et les terrasses des cafés retrouvaient leur clientèle au milieu des uniformes de la Wehrmacht. Dans ces conditions, pourquoi poursuivre le combat ?
Qui se contentait de raisonner faisait le constat d’un apaisement bien réel depuis la fin des hostilités. Certains français étaient même admiratifs de l’organisation exemplaire de l’envahisseur, de l’obéissance de ses troupes, de la détermination à toute épreuve de ses soldats et de leur confiance inébranlable en l’avenir du Reich. Mais pour quelques improbables consciences, la question du choix entre raisonnement et pensée se posa avec force. Pour de tels hommes de bien, le régime nazi était tout simplement inacceptable, "impensable" au sens propre de ce terme. Ainsi, le penseur n’avait-il d’autre alternative que l’engagement dans un combat inégal contre l’ennemi ; le combat d’une armée secrète, considérée comme criminelle par le régime de Vichy, une armée des ombres. Melville affirma d'ailleurs à propos de cette période, « l’époque de la guerre a été abominable, horrible... et merveilleuse ».
Peu après la guerre, Melville s’installa à Montmartre, bien décidé à tourner son premier film. Sans aucun contact dans le milieu du cinéma ni aucune expérience en tant que réalisateur, il choisit de mettre en image la nouvelle de Jean Bruller, alias Vercors, Le Silence de la mer. Ce texte, publié en février 1942 aux Éditions de Minuit, fut distribué clandestinement durant les années d’occupation. N'obtenant pas l’assentiment de Vercors, Melville prit tout de même le risque de se lancer dans l’aventure, contraint de se produire lui-même puisque, à défaut de détenir les droits de l’œuvre originale, aucune société de production n’acceptait de financer le projet. Il s’engagea à brûler toutes les bobines du film si la projection de ce dernier ne parvenait pas à convaincre, à l’unanimité, un jury composé de résistants. « Le premier film doit être fait avec son sang », affirma-t-il à propos de cette décision.
Le Silence de la mer raconte l'histoire d'un officier allemand (Werner von Ebrennac), à la fois humaniste, esthète et fin connaisseur de la culture française, envoyé par la Kommandantur en résidence en zone libre. Von Ebrennac réquisitionne la demeure d'un homme de soixante ans vivant aux côtés de sa nièce. Il se montre particulièrement courtois et prévenant avec ses hôtes, tentant de nouer le dialogue, vantant la perspective rassurante d'une prochaine réconciliation franco-allemande. Mais l'oncle et sa nièce s'installent dans un mutisme total, refusant tout dialogue. Leur silence devient une arme de lutte et de contestation contre cet envahisseur qui incarne pour eux l'horreur de l'idéologie nazie. Au fil des mois, des sentiments ambigus voient le jour entre l'officier et la jeune femme. Puis Von Ebrennac se rend à Paris au cours d'une permission et apprend par d'autres officiers la véritable nature du projet allemand qui consiste à éradiquer la culture française pour protéger le nazisme de la menace qu'elle représente. Werner découvre, en outre, l'existence des camps d'extermination destinés à traiter de manière radicale et définitive la question juive. De retour auprès de ses hôtes, il décide de partir se battre sur le front de l'Est.
Dans ce film, Melville utilisa la nuit comme un personnage à part entière. La plupart des scènes furent filmées dans la pénombre ou dans l'obscurité, ce choix contribuant à isoler les protagonistes de la guerre et du monde extérieur. Dans la maison que Melville utilisa comme symbole d'unité de lieu, l'oncle et sa nièce, redoutant les conséquences dramatiques du nazisme, s'opposaient à l'officier allemand et lui tenaient tête par un silence obstiné. À l'inverse, Werner ignorait tout des affres du régime qu'il incarnait. Son intérêt réel pour la France, progressivement prolongé par les sentiments qu'il éprouvait pour la jeune femme, l'enfermait dans son idée obstinée d'une nécessaire réconciliation franco-allemande, impensable du point de vue de ses hôtes. Lorsqu'à l'issue de son voyage à Paris il ouvrit les yeux sur le rôle qu'il tenait malgré lui en tant qu'ambassadeur involontaire de l'idéologie nazie, il opta pour le suicide en partant pour le front de l'Est.
Pour le tournage de ce premier long-métrage, par manque de moyens, Melville dut étaler les prises de vue sur plusieurs mois. Il utilisa des chutes de pellicule récupérées sur des caméras mobilisées pour d'autres tournages ; quelques mètres par-ci, quelques dizaines de mètres par-là. Par tranche de quinze secondes, d’une minute tout au plus, il filma des comédiens inconnus, la plupart du temps sans éclairage d’appoint et en décors naturels. Une fois achevé et monté, le film fut projeté devant un jury composé de 24 résistants. Malgré une unique voix s'opposant au projet, Vercors accepta que l’œuvre fût exploitée et proposée au public. Personne ne remarqua les libertés prises par Melville avec le texte original. Bien que suffisamment discrètes pour ne pas envoyer la pellicule au bûcher, ces dernières traduisaient la volonté du cinéaste de confronter ses personnages à des situations tortueuses mettant l’âme humaine à rude épreuve, tout en posant la question implacable de la trahison, involontaire ou délibérée. Le 20 janvier 1949, Vincent Auriol, président de la République française, assista à la première projection du film. Le succès fut au rendez-vous bien que Melville n'échappa pas à une condamnation pour non-respect des règles syndicales durant le tournage.
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En 1947, Jean-Pierre Melville fit l’acquisition d’un ancien entrepôt situé au 25 bis de la rue Jenner, dans le 13e arrondissement de Paris, qu’il aménagea, année après année, en studios de cinéma. Il devint ainsi l'un des premiers réalisateurs à posséder ses propres studios. Il comparait volontiers les Studios Jenner à une « échoppe de cordonnier » ou à un « enfant exigeant et terrible ». Il confia la gestion des lieux à Florence, son épouse. Appréciant l’obscurité, il installa son bureau dans un univers feutré et sombre propice à l’introspection, à la concentration et à l'écriture. Il travaillait sans relâche. Vivant sur place à partir de 1953, il se levait souvent la nuit pour peaufiner un décor, rectifier un éclairage, revoir les répliques d’un comédien ou préparer un plan qu'on devait tourner le lendemain. Le premier film qui fut intégralement tourné et monté aux studios Jenner sortit en salle en mars 1950 : Les Enfants terribles, d’après le roman de Jean Cocteau.
La même année, une équipe de géographes survolant les montagnes pyrénéennes découvrit le squelette d’un homme ainsi qu'une sacoche contenant quelques romans policiers. Les autorités firent le lien avec la disparition inexpliquée de Jacques Grumbach, le frère aîné de Melville. Le corps de l’homme portait la trace d’une balle tirée en pleine tête. Lazare Cabrero, le passeur chargé de conduire Jacques à travers les montagnes jusqu'à la frontière espagnole, fut arrêté et accusé du meurtre ainsi que du vol de l’argent que Jacques convoyait pour le remettre au général de Gaulle. Au printemps 1953, le procès du passeur eut lieu et Melville défendit sa cause, affirmant qu’il n’était pas vertueux de condamner un homme qui avait sauvé de nombreuses vies durant la Seconde guerre mondiale. Cabrero fut acquitté.
Melville réalisa alors le film Quand tu liras cette lettre qui sortit sur les écrans l’année du procès de Cabrero. Deux ans plus tard, il réalisa Bob le flambeur, une comédie de mœurs s’intéressant à la disparition du « milieu » d’avant-guerre et mettant en images la compromission de certains malfrats avec la Gestapo durant l’Occupation. Le film raconte l'histoire de Bob, un truand repenti vivant à Montmartre, criblé de dettes de jeu. Pour se refaire, Bob monte un « casse » prenant pour cible le casino de Deauville. Mais ses complices sont arrêtés en flagrant délit tandis que lui-même, occupé à jouer au casino en les attendant, les oublie complètement et gagne une fortune au jeu.
Pour ces deux films, Melville n'obtint pas la reconnaissance escomptée du public, encore moins celle des professionnels de l’industrie cinématographique. Angoissé et en proie à de terribles insomnies, il passait ses nuits dans les clubs de jazz interlopes de Pigalle. Puis au fil des années, il sortit de moins en moins souvent de ses studios, travaillant sans relâche, s’interrompant juste pour visionner des films américains qu'il connaissait par cœur. Il vit par exemple plus de 120 fois Le Coup de l’escalier de Robert Wise, qui raconte l’histoire d’un cambriolage préparé par une équipe bancale, composée d’un policier flanqué à la porte, d’un chanteur noir - interprété par Harry Belafonte - et d’un ancien soldat perdu au milieu d’une société qu’il ne comprend plus.
À la fin des années 50, le cinéaste entreprit le tournage de son cinquième long-métrage, Deux Hommes dans Manhattan. Il s'agissait cette fois d'une enquête conduite par deux journalistes suite à la disparition du délégué de la France à l’ONU, héros de la Résistance. Malgré un infarctus qui le frappa à seulement 42 ans, le réalisateur embarqua sur un paquebot à destination de New-York afin de tourner aux États-Unis les dernières scènes du film. Ce dernier fut une fois de plus un échec commercial.
Abattu et stressé, refusant de trahir son style au prétexte de conquérir le public en réalisant des films auxquels il ne croyait pas, Melville décida d'adapter à l'écran le livre Léon Morin, prêtre de l’écrivaine Béatrix Beck, lauréate du prix Goncourt en 1952. Il fit le choix d’un casting de rêve avec Jean-Paul Belmondo et Emmanuelle Riva dans les rôles principaux. Belmondo sortait tout juste du tournage du film de Jean-Luc Godard considéré comme emblématique de la Nouvelle Vague, À bout de souffle. De son côté, en 1959, Emmanuelle Riva s’était brillamment illustrée dans le film Hiroshima, mon amour d'Alain Resnais. Le roman de Béatrix Beck racontait l'histoire d'un amour impossible entre un prêtre et la veuve d'un juif communiste, une trame dramatique idéale pour Melville. Son adaptation à l'écran par le cinéaste connut un immense succès auprès du public : pari gagné !
Mais ce succès fut éphémère. L’année suivante en effet, Melville tourna Le Doulos, une adaptation du roman éponyme de Pierre Lesou. Il fit de nouveau appel à Jean-Paul Belmondo pour le rôle de Silien et confia à Serge Reggiani le rôle de Maurice Faugel. Dans ce polar noir aux accents de tragédie moderne, Faugel, tout juste sorti de prison, élimine un ancien complice pour venger la mort de sa femme. Puis il monte un « casse » au cours duquel il est arrêté par la police. Convaincu qu’il a été « donné » par son ami Silien réputé être un indicateur (un « doulos », ce mot d'argot désignant aussi un chapeau), il envoie un tueur à gage s’occuper de ce dernier. Mais entre-temps, Silien parvient à faire libérer Faugel en accusant d’autres malfrats. Faugel tente alors de contacter le tueur pour l'empêcher d’exécuter son « contrat » mais celui-ci le tue par erreur. Le film s'achève sur un duel à mort entre Silien et le tueur à gage. Il ne reçut pas du public l'accueil escompté par Melville.
Le monde du crime organisé, avec ses codes et ses pratiques, offrait à Melville un cadre idéal pour traiter en images ses thèmes de prédilection : le mensonge et la trahison. « Les derniers personnages tragiques se sont réfugiés dans des gangsters », affirma-t-il à propos du « milieu ». Gangsters et policiers lui semblaient propices à la mise en scène de personnages coincés dans des situations d’urgence, dans un climat d'extrême tension.
C’est très difficile de faire un film avec une dimension tragique autrement qu’avec des gangsters et des policiers… Le film policier est la forme la plus parfaite du cinéma.
De manière presque systématique, Melville opta pour la condamnation à mort de ses héros. « Dès la première image, on ne doit pas douter que le héros va mourir. On pourrait sous-titrer chacun de mes films par la phrase : les 48 dernières heures d'untel ou d'unetelle ». Dans ces situations d’urgence, proches de la tragédie classique, le réalisateur utilisa l'évidence du dénouement dans la mort pour concentrer la narration sur la nature complexe et souvent ambigüe des relations humaines.
Autre caractéristique essentielle du cinéma melvillien, l’omniprésence de décors inspirés des États-Unis. « L’Amérique est le plus beau pays du monde, aussi beau que les Indes en 1880, même si les américains ne sont pas le peuple le plus admirable du monde, beaucoup s’en faut ». Très influencé par le cinéma d’auteur américain d’avant-guerre, le cinéaste dressa une liste de 63 metteurs en scène états-uniens d’exception parmi lesquels Sam Wood, Michael Curtiz, William Wyler, John Ford et Howard Hawks. Les qualifiant de "très grands professionnels", il connaissait leurs films sur le bout des doigts. Les années 30 en particulier représentaient selon lui l'âge d'or du cinéma avec des films comme Little Caesar (1931), The Public enemy (1931) et Scarface (1932). Dans ces œuvres, les personnages principaux étaient tous des professionnels, chacun dans sa spécialité : truand, gangster ou policier. Cette fascination pour un certain type de cinéma d'auteur américain l’incita à introduire dans ses propres réalisations des éléments de décors directement inspirés de ses films préférés : cabine téléphonique typiquement new-yorkaise, bureau d'un commissaire de police de New-York, grosses berlines américaines... Fuyant le réalisme avec obstination, il fit sienne deux maximes célèbres, la première de Charlie Chaplin, « Il faut tuer le réalisme au nom de la vérité », la seconde d’Alfred Hitchcock, « Quand je vois apparaître l'hideux visage de la vraisemblance, je lui tords le coup ». D’instinct, Melville inventa une nouvelle forme de poésie cinématographique en créant des vérités installées dans des décors totalement faux.
Dans l’art du cinéma, le mensonge est payant.
Melville fut sans doute l’un des seuls cinéastes français à s'intéresser à l’héritage français de l’Occupation allemande. Ses héros - citoyens anonymes, flics, putains ou gangsters -, semblaient incapables de vivre normalement, loin de toute action violente. Le cinéaste les plaça à dessein dans des situations critiques exigeant des décisions radicales, impliquant des choix cornéliens, souvent irréversibles. Presque tous pourraient être comparés aux résistants : solitaires, silencieux pour ne jamais prendre le risque de trahir, méfiants, violents si nécessaire, prêts à mourir...
En 1962, presqu'exclusivement aux Studios Jenner, Melville tourna le film L'Aîné des Ferchaux d'après le roman de Georges Simenon, avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle de Michel Maudet, Charles Vanel interprétant le personnage de Dieudonné Ferchaux. Melville avait initialement proposé le rôle de Maudet à Alain Delon mais celui-ci le refusa. Cette 3e et ultime collaboration entre le réalisateur et Jean-Paul Belmondo fut très difficile et s'acheva par le départ précipité du comédien qui abandonna le tournage. Particulièrement irascible et misanthrope, Melville fit preuve d'indélicatesses répétées à l'égard de Charles Vanel. À quelques jours de la fin du tournage, très affecté par le comportement du cinéaste, Belmondo arracha le chapeau et les lunettes noires de ce dernier avant de lui asséner un coup de poing et de quitter les lieux en entraînant Vanel. Melville eut bien des difficultés à monter son film dans ces conditions. Sorti sur les écrans en 1963, L'Aîné des Ferchaux racontait l'histoire de Dieudonné Ferchaux, un vieux banquier ruiné exilé aux États-Unis, affairé à récupérer sa fortune, prenant comme chauffeur et garde du corps un ancien boxeur tout juste revenu de la guerre d'Algérie. Les thèmes chers à Melville étaient une fois encore convoqués dans ce long-métrage : nostalgie de la guerre, trahison, complexité des rapports humains, corruption par l'argent et, bien sûr, au final la mort inévitable du héros.
Deux ans plus tard, le film Le Deuxième souffle sortit sur les écrans, d'après une adaptation du roman de José Giovanni. Melville le considérait lui-même comme une répétition générale du long-métrage qui lui succédera en 1969, L'Armée des ombres. Le casting du Deuxième souffle était époustouflant : Lino Ventura (Gustave Minda, dit « Gu »), Paul Meurisse (le commissaire Blot), Raymond Pellegrin (Paul Ricci), Christine Fabréga (Manouche) et Paul Frankeur (le commissaire Fardiano) pour n'en citer que quelques-uns. Dans ce film, Gustave Minda (Lino Ventura), récemment évadé de prison, monte un "dernier" casse avant de se retirer. Au cours de ce hold-up minutieusement préparé avec ses complices, Gu abat un motard chargé de la protection d'un fourgon blindé convoyant plusieurs dizaines de kilos de platine. Il est arrêté par l'équipe du commissaire Blot (Paul Meurisse) qui se fait passer pour une bande rivale, lui faisant croire à un règlement de compte entre gangsters. Tombant dans le piège, Gu donne le nom de son complice, Paul Ricci (Raymond Pellegrin), sa déclaration étant enregistrée à son insu sur un magnétophone. L'équipe du commissaire Blot passe alors la main au commissaire Fardiano (Paul Frankeur) dont les méthodes se rapprochent de celles de la Gestapo durant l'Occupation. Fardiano arrête Paul Ricci, lui disant : « Ici tu l’ouvriras, ici ils l’ouvrent tous », une allusion directe à la période la plus sombre de la collaboration. N'ayant de cesse de restaurer son honneur, Gu parvient à s’évader puis capture et liquide Fardiano après avoir recueilli sa confession écrite à propos de ses méthodes d'investigation. Le film s'achève sur une fusillade généralisée entre Gu, le frère de Paul Ricci et sa bande, qui accusaient Minda de trahison afin de s’emparer de sa part du butin. Avant de mourir dans les bras du commissaire Blot, Gu désigne dans la poche de son veston le calepin contenant les aveux de Fardiano. Blot récupère le calepin et le fait tomber nonchalamment aux pieds d'un journaliste avant de démissionner de la police. Plutôt jovial et chaleureux quand il ne travaillait pas, Melville n'était pas un homme facile dans l'exercice de son métier de réalisateur. Il était réputé pour son exigence et son intransigeance vis-à-vis des comédiens. Ainsi, au début du tournage du Deuxième souffle, après s'être évadé de prison, Lino (alias Gu Minda) devait grimper à bord d'un train en marche. Melville avait secrètement demandé au conducteur d'accélérer sensiblement sa vitesse, exigeant davantage d'effort de la part de Ventura pour rendre la scène plus crédible.
Melville s'amusa fréquemment à brouiller les pistes en attribuant des attitudes, des expressions, des répliques et même des amours semblables, à des personnages en opposition. À de nombreuses reprises, il confia aux femmes un rôle particulier consistant à établir des liens intimes entre deux hommes opposés l'un à l'autre par une situation : un flic et un truand, un officier allemand et un vieux notable français... Dans Le Deuxième souffle, le cinéaste confie ce rôle au personnage de Manouche, magistralement interprété par Christine Fabréga. Manouche est (ou fut) aimée par le commissaire Blot. Elle est aussi aimée, d'une tout autre manière, par son frère, le gangster Gu Minda. Des liens invisibles et forts semblent tissés entre le truand et le policier par l'intermédiaire de cette femme. À travers elle, les deux hommes, qui se respectent tout en s'opposant, s'unissent dans la trame dramatique du récit. Ainsi, dans Le Deuxième souffle, le commissaire Blot fait le choix de restaurer l'honneur de Gu Minda plutôt que de prendre le parti de l’inspecteur Fardiano.
Peu après la sortie de L'Armée des ombres en 1969, des critiques reprochèrent à Melville d'avoir produit un film aux accents de propagande gaulliste, qui présentait les résistants comme il avait traité les gangsters dans ses films précédents. Le cinéaste se défendit d'être gaulliste, affirmant volontiers son caractère dans le style « anarchiste essuie-glace : un coup à droite, un coup à gauche ». Dans ses films policiers, Melville traita les gangsters comme d'anciens résistants et non l'inverse. Il mit en scène de nombreuses situations semblables entre le "milieu" des gangsters et celui de la Résistance : les planques, le mutisme des héros, les évasions de prison, les règlements de comptes... On peut penser que certains des truands melvilliens sont d'anciens résistants qui ne sont pas parvenus à reprendre une vie normale et ont conservé les codes et certaines pratiques de leurs vies clandestines palpitantes. Quelques policiers sont traités de la même manière par Melville, à l'instar de l'élégant commissaire Blot dans Le Deuxième souffle.
Lorsque Melville décida d'adapter le roman de Joseph Kessel, L'Armée des ombres, il n'hésita pas un instant à propos du personnage de Philippe Gerbier qu'il confia à Lino Ventura. Simone Signoret interpréta le rôle de Mathilde et Paul Meurisse celui de Luc Jardie, chef d'un réseau de la Résistance. Selon Lino Ventura, le tournage du film fut très difficile, Melville se disputant sans cesse avec l'ensemble de l'équipe. Après seulement quelques jours de tournage, Lino et lui ne s'adressèrent plus la parole, nécessitant la médiation d'un assistant pour pouvoir communiquer.
Au début du film, Philippe Gerbier, membre d’un réseau de résistants, est enfermé dans un camp de prisonniers. Quelques jours plus tard, il est transféré à Paris pour y être interrogé à l'hôtel Majestic qui hébergeait alors le Commandant Militaire allemand en France, le MBF : Militärbefehlshaber in Frankreich. Trompant la sentinelle, Gerbier parvient à s’évader et court dans les rues de Paris, entrant au hasard dans un salon de coiffure tenu par Serge Reggiani. Essoufflé et affolé, il demande qu'on lui fasse la barbe. S'ensuit une scène typiquement melvillienne, silencieuse et tendue. On y voit le barbier raser le fugitif, tandis que celui-ci découvre un portrait du Maréchal Pétain qui trône au mur au-dessus d'un miroir. Une fois sa barbe rasée de près, Gerbier paye le coiffeur et ce dernier insiste pour que son client attende sa monnaie. La tension est à son comble lorsque Serge Reggiani revient à l'image et remet à Lino Ventura, en plus de quelques pièces, un pardessus dont la couleur tranche vivement avec celle du manteau du fuyard, lui affirmant simplement : « Tenez, prenez ça. C'est peut-être pas très beau mais c'est tout ce que j'ai ». L'Armée des ombres raconte la vie de quelques anonymes résistants en zone Sud : exécution à mains nues d'un traitre, organisation de parachutages en campagne, arrestations et évasions, planques sordides... Autant d'actions simplement héroïques qui peuplaient le quotidien de cette armée secrète et illégale. L'Armée des ombres rencontra son public sans atteindre à l'époque le succès espéré par le réalisateur.
Chaque protagoniste joue son rôle en silence. Cette discrétion est salutaire pour lui-même et pour son réseau dont il ignore d'ailleurs presque tout. Ces héros anonymes servent une même cause, sans jamais poser de question. Tous agissent selon les mêmes règles, fondées sur la fraternité, le respect mutuel, la discrétion, l'obéissance et l'abnégation. Dès qu'une opération est terminée, chacun retrouve l'anonymat, la solitude et l'impossibilité de parler de ses activités. En ce sens, gangsters et résistants agissent de la même manière.
Pour Melville, la Seconde guerre mondiale avait profondément et définitivement rebattu les cartes en matière de banditisme, de nombreux policiers français s'étant durant l'Occupation corrompus avec l'ennemi, dépassant souvent ses attentes, dans des excès de zèle tristement célèbres. Les derniers héros solitaires, solidaires d'une noble cause, furent ainsi, selon lui, les résistants. Cette proximité entre gangsters, policiers "positifs" et résistants fut largement exploitée par le réalisateur dans la plupart de ses œuvres.
Pour son dixième long-métrage, Melville fit appel à Alain Delon qui interpréta le rôle de Jef Costello, un tueur à gage solitaire et énigmatique. Le rôle du commissaire de police enquêtant sur les meurtres de Costello fut cette fois confié à François Périer. Avec Le Samouraï, Melville réalisa un film abstrait où le mutisme de Jef Costello faisait écho au silence flegmatique de Philippe Gerbier dans l'Armée des ombres. Delon n'eut presque aucun dialogue à jouer, le réalisateur utilisant des plans serrés sur son visage fermé pour accroître une impression d'isolement, de solitude et de tragique de son personnage.
Le 29 juin 1967, quelques semaines avant la fin du tournage, un incendie ravagea les Studios Jenner, réduisant à néant plus de 15 années de travail. Ayant ainsi tout perdu, Melville fit un second infarctus. Dans l'impossibilité de reconstruire ses studios, il acheta une propriété isolée à Tilly, dans les Yvelines. Ce havre de paix lui permit de renouer avec la solitude et les grands espaces dont il était friand et dont se nourrissait sa misanthropie.
Le succès de son onzième film fut une véritable consécration pour Melville. Le Cercle rouge, sorti en 1970, réunit notamment André Bourvil (commissaire Mattei), Gian Maria Volonté (Vogel), Yves Montand (Jansen) et Alain Delon (Corey). Tout juste sorti de prison, Corey (Alain Delon) fait par hasard la rencontre de Vogel, un truand qui vient d'échapper à la surveillance du commissaire Mattei (Bourvil) au cours d'un déplacement en train de nuit. Vaugel et Corey décident de s’associer avec Jansen, un ancien policier, pour réaliser le « casse » d’une célèbre bijouterie parisienne. Ils réussissent mais sont trahis par Santi, leur contact avec le receleur qui sera chargé d'écouler les bijoux. Mattei leur tend un piège où tous les trois sont tués.
Il est remarquable de constater que pour rendre plus crédible la scène du braquage de la bijouterie située place Vendôme à Paris, Melville passa des semaines à sillonner les rues alentours pour parvenir à atteindre le toit situé au-dessus de la bijouterie Mauboussin. Amoureux des voitures américaines, Melville utilisa ses propres véhicules, notamment sa Plymouth Fury de 1966 pour le tournage de son film. C'est le véhicule acheté à Marseille par Corey (Alain Delon). André Bourvil, alors gravement malade, décéda un mois avant la sortie du film en salle. Durant toute la durée du tournage, il ne se plaignit jamais, des prises régulières de morphine l'aidant à "tenir bon".
Dernier film signé Jean-Pierre Melville, Un Flic mit en scène pour la première fois Alain Delon dans le personnage d'un policier, le commissaire Édouard Coleman, aux côtés de Catherine Deneuve (Cathy) et de l'acteur américain Richard Crenna (Simon).
Ce dernier film de Melville résonne comme une sorte de suite abstraite à L’Armée des ombres. De nombreuses scènes sont en effet semblables, notamment les évasions ratées, la mort comme échappatoire permettant de ne pas parler, la présence de décors spartiates... Fatigué et plus irascible que jamais, Melville ne s'entendit pas avec son acteur fétiche, Alain Delon. En profond désaccord, les deux hommes ne se parleront plus jusqu'à la mort du réalisateur, quelques mois après la sortie du film.
Le 1er août 1973, Jean-Pierre Grumbach alias Melville fit un nouvel infarctus qui lui ôta la vie à l'âge de 55 ans. Cet immense réalisateur, à la fois passéiste et visionnaire, affirma à un journaliste avoir pris l'habitude de ne jamais être satisfait, cette posture lui permettant de ne jamais se trahir. Son cinéma inimitable inspira de nombreux réalisateurs américains parmi lesquels Quentin Tarantino, Jim Jarmusch et Martin Scorsese.