La fontaine Stravinsky, réalisée à Paris par Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle • Photo 190961190 © Vyychan | Dreamstime.com
Plasticienne, peintre, sculptrice, dessinatrice et réalisatrice, Niki de Saint Phalle est sans aucun doute l’une des personnalités féminines les plus importantes de la seconde moitié du 20e siècle. Artiste aux multiples talents, elle produisit une œuvre engagée, souvent d’avant-garde, défendant les droits des noirs, questionnant la place des femmes dans notre société ou encore luttant contre le Sida. Pionnière dans l’histoire de la performance (happening), notamment avec ses célèbres Tirs, elle fut la seule personnalité féminine admise au sein du groupe des peintres les Nouveaux réalistes, fondé en 1960 par Pierre Restany et Yves Klein. Bousculant les codes de l’art, Niki de Saint Phalle sortit du circuit officiel des salons pour exposer ses sculptures monumentales en extérieur. Précurseur à bien des égards, elle défendit sa propre conception de l’art pour tous et consacra treize ans à son ambitieux projet du Jardin des Tarots, situé en Toscane. Ce jardin propose au visiteur un parcours symbolique et ésotérique à travers un dédale de sculptures géantes recouvertes de verres précieux, de miroirs et de céramiques multicolores, représentant les arcanes du tarot divinatoire.
Catherine Marie-Agnès de Saint-Phalle naît à Neuilly-sur-Seine en 1930 d’un père français et d’une mère américaine. Issue de la grande bourgeoisie américaine, 2e d’une fratrie de 5 enfants, elle grandit à New York, étouffée par ce milieu bourgeois étriqué où la femme mène souvent une existence sans relief. Elle vit une enfance douloureuse et solitaire, se construisant volontiers des mondes imaginaires pour échapper à son quotidien morose. En 1949, elle épouse secrètement son ami d’enfance, le poète américain Harry Mathews, ce mariage lui offrant la possibilité de quitter son cocon familial sclérosant. En profond désaccord avec le maccartisme et sa politique répressive qualifiée de chasse aux sorcières, le jeune couple décide de s’enfuir et de s’installer à Paris. Très belle, pétillante et expressive, Niki est recrutée comme mannequin par le magazine de mode américain Vogue et pose aussi pour le magazine Elle. Mais ce bonheur parisien superficiel est de courte durée. Niki porte en effet en elle un terrible secret ; le viol de son père alors qu’elle était âgée de 11 ans. En proie à une profonde dépression, elle tente de se donner la mort en 1953. Internée à l’hôpital psychiatrique de Nice où elle subit la violence de plusieurs électrochocs, elle y découvre la thérapie par la peinture qui lui permet d’exprimer la profondeur de ses sentiments et révèle d’emblée son immense talent. Très cultivée, curieuse et libre, elle pratique ce que le peintre Jean Dubuffet qualifie d’art brut et qui correspond selon lui à « l'art des fous, des marginaux de toutes sortes : prisonniers, reclus, mystiques, anarchistes ou révoltés ».
Niki se met au travail sans relâche, ses créations parlant d’elle-même ou d’une femme imaginaire, libérée et engagée. Inspirée par la Renaissance italienne, l’art naïf du Douanier Rousseau ou l’œuvre du facteur Cheval, elle se nourrit des travaux d’artistes contemporains comme Dubuffet, Jean Fautrier, César et Alberto Giacometti, fréquentant certains d’entre eux dans les cafés parisiens. En 1955, au cours d’un voyage à Barcelone, elle découvre le Parc Güell créé par l’architecte catalan Antonio Gaudí au début du siècle. Conçu comme un jardin, ce parc propose au visiteur une entrée grandiose, flanquée de grands escaliers avec des îlots-fontaine aux formes organiques. Cette exposition d’un art immergé dans un vaste espace public est une découverte majeure pour Niki. Ce travail débridé et chargé de symboles lui inspirera son plus ambitieux projet collectif : le Jardin des Tarots.
En 1955, elle fait la connaissance de Jean Tinguely, peintre et sculpteur suisse installé à Paris. Cette rencontre décisive marque le début d’un grand amour, doublé d’une collaboration qui perdura au-delà de la mort. Niki crée sans relâche. En 1960, elle quitte son mari, Harry Mathews, pour s’installer avec Jean. Elle découvre l’art américain à Paris et est très marquée par la peinture de Jackson Pollock et par celle de Willem de Kooning. À la suite d’un chagrin d’amour (selon ses dires), elle décide d’épingler une chemise appartenant à l’amant regretté sur un panneau réhaussé d’une cible. Elle tire alors sur ce tableau-cible avec une carabine 22 long rifle, afin d’exorciser sa peine. En 1961, elle organise sa première séance de tir en public, prenant pour cible des toiles avec des reliefs recouverts de plâtre blanc sous lesquels des poches de peinture ont été dissimulées, ainsi que des pâtes, des œufs, des flacons d'encre, des capsules de shampoing...
Sous l'impact des balles, la toile se révèle. Elle s’installe sur un terrain vague situé à Montparnasse, derrière l’impasse Ronsin où elle vit en compagnie de Jean Tinguely. Le critique et historien de l’art Pierre Restany, invité pour l’occasion, est immédiatement séduit par ce concept. Il encourage vivement Niki à rejoindre le groupe des nouveaux réalistes composé de jeunes artistes rebelles parmi lesquels Jean Tinguely, Yves Klein, Daniel Spoerri, Arman et Christo. En juin 1961, elle organise une exposition de tirs dans une galerie parisienne, l’événement étant baptisé « feu à volonté ». Elle transforme la galerie en stand de tir de kermesse, invitant le public à s’essayer au tir sur tableaux pour faire éclater des poches de peinture rouge. Cette nouvelle façon de peindre, audacieuse et iconoclaste, fait rapidement jaser le Tout-Paris ; pensez-donc ! En pleine guerre d’Algérie, une femme se permettant de tirer à balles réelles sur des tableaux installés dans des galeries d’art…
Seule une femme pouvait imaginer d'utiliser des engins destructifs comme des fusils dans un but constructif et beau
La polémique autour de ses Tirs rend Niki de Saint Phalle très célèbre. Jouant de sa beauté et de son intelligence, l’artiste rebelle surjoue la féminité, utilisant les médias pour critiquer la politique internationale et dénoncer le statut des femmes dans notre société phallocratique et souvent misogyne. Innovatrice subversive, Niki s’invite à la Une de nombreux médias ; pas moins de 50 journaux et revues publient des articles sur ses œuvres entre juin et septembre 1961. Lors d’un voyage aux États-Unis, elle se lie d’amitié avec les néo-dadaïstes Jasper Johns et Robert Rauschenberg, décidant de mettre fin à sa période Tirs et de s’émanciper du groupe des treize. Niki veut désormais approfondir son sujet de prédilection : la femme. Mêlant sa vie privée à son art, dans une alchimie complexe teintée de vérité, elle s’appuie sur son vécu pour illustrer différents aspects de la vie ou du statut de la femme : la jeune mariée, l’accouchement, la putain, la femme nue, la rêveuse, etc. Collage, assemblage, peinture, sculpture… Niki met toutes les techniques qu’elle maîtrise au service de son projet visant à dénoncer la violence de la condition féminine. Subversive et provocatrice, elle brise le tabou de l’avortement et traite sans détour de l’obligation morale qui emprisonne souvent la femme mariée. À travers ses œuvres, elle exorcise sa colère et crie sa souffrance liée à une enfance malheureuse, ternie par une éducation bourgeoise trop rigide et endolorie à jamais par un père incestueux.
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L’œuvre de Niki de Saint Phalle se fait progressivement plus colorée, légère et joyeuse. Soucieuse de défendre la cause des femmes, elle débute au milieu des années 60 la série des Nanas. Ces femmes géantes aux couleurs flamboyantes sont faites de papier collé, de tissu, de laine puis façonnées en résine de polyester. Les Nanas de Saint Phalle ont des formes exagérément généreuses, prennent des poses sexys, pareilles à des danseuses endiablées, sans retenue, décomplexées et libres. Féministe de la première heure, bien que n’adhérant à aucun mouvement, Niki dénonce ainsi la domination des hommes.
Ses œuvres dérangent le milieu conservateur et masculin des critiques d’art. Refusant d’avoir été « élevée pour le marché du mariage », considérant que l’art conjugué au féminin doit prendre sa place, notamment parce que dans ce domaine, selon elle, « les hommes ont tout épuisé », Niki sculpte des gros seins, des fesses énormes, des corps exubérants, des nanas faisant la fête en exhibant leurs attributs, narguant la gent masculine et bouleversant les stéréotypes de la mode.
Influencée par le courant psychédélique et le mouvement hippie émergeant aux États-Unis, marquée par la lutte contre la ségrégation raciale, notamment le Black Power, elle utilise ses sculptures comme des étendards pour représenter le monde de la femme, ses Nanas Power portant l’espoir d’un monde nouveau où la femme et les opprimés de tous bords auraient droit de cité.
« Je veux être supérieure : avoir les privilèges des hommes et en plus garder ceux de la féminité, tout en continuant à porter de beaux chapeaux ».
Niki réalise alors sa première nana noire, Black Rosy, en hommage à l’américaine Rosy Parks qui refusa de laisser sa place dans le bus à un homme blanc. En 1967, à la demande de son ami Pontus Hultén, historien d’art suédois, elle réalise Hon/Elle, une nana gigantesque couchée sur le dos, jambes écartées en position de parturition. À l’intérieur se trouve un espace de loisir de trois étages et le public est invité à y pénétrer par l’ouverture située au niveau du vagin. Niki affirmera à propos de cette œuvre, « c’est la plus grande putain du monde ».
En 1966, elle participe au ballet L’Éloge de la folie créé par le chorégraphe et danseur Roland Petit. Elle signe l’affiche du spectacle et dessine avec Jean Tinguely et Martial Raysse une partie des décors et des costumes. Ses Nanas se produisent sur scène et font partie intégrante du spectacle, les danseurs les prenant même pour partenaires. La même année, elle monte un projet à quatre mains avec son compagnon Jean Tinguely, Le paradis fantastique, pour le pavillon français de l'exposition universelle de 1967 à Montréal. Dans cette création, les Nanas géantes de Niki affrontent les machines animées de Jean, les sculptures colorées contrastant avec les machines cinétiques noires. Cette partition en duo dénonce l’opposition des sexes, la rondeur colorée des femmes s’opposant au métal menaçant et monochrome des hommes. Cette vision, certes caricaturale et un tantinet réductrice, interpelle le visiteur et ne laisse personne indifférent.
Rapidement, dès la fin des années 60, les Nanas de Saint Phalle sont partout, investissant tous les matériaux et tout type de lieu. Sculptures géantes, poupées gonflables, gravures, dessins, bijoux… En Allemagne, la ville d’Hanovre commande à l’artiste trois nanas nommées Caroline, Charlotte et Sophie en l’honneur de trois figures marquantes de la ville. Cette installation suscitera de vifs débats au sein de la population urbaine, les œuvres de Saint Phalle ne remportant pas tous les suffrages. À partir des années 1970, Niki honore de nombreuses commandes de femmes-maisons. L'aristocrate et metteur en scène Allemand Rainer Von Diez lui commande trois sculptures habitables. Le maire de Jérusalem lui propose de réaliser une sculpture monumentale destinée au jardin d’enfants situé à l’ouest de la ville. Assistée de Jean Tinguely, elle crée Le Golem, un monstre habitable à deux étages, possédant une tête effrayante de laquelle sortent trois langues servant de toboggan.
S’ensuivront d’autres commandes monumentales à l’instar du Dragon de Knokke-Le-Zoute (Belgique) en 1973 ou encore de L’Arche de Noé pour le zoo biblique de Jérusalem. En France, au début des années 80, l’État commande à Jean Tinguely la réalisation d’une fontaine originale, destinée à être installée près du centre Pompidou. Tinguely demande à Niki de participer à la création de l’œuvre et la Fontaine Stravinsky est inaugurée en 1983.
Quelques années plus tard, François Mitterrand passe commande aux deux artistes d’une fontaine pour la commune de Château-Chinon.
En parallèle, Niki s’intéresse au cinéma. Aux côtés du cinéaste et écrivain Peter Whitehead, elle réalise un premier long métrage, Daddy, qui sort en salles en 1973 et traite des relations complexes et ambigües entre un père et sa fille. De toute évidence autobiographique, cette œuvre constitue pour Niki une catharsis psychanalytique tout en réaffirmant les préoccupations féministes et l’engagement des auteurs. Sur une version noircie du célèbre thème My heart belongs to daddy, des flashbacks filmés en noir et blanc mettent en scène l’horreur de l’inceste, tandis que la vengeance de l’héroïne, qui se prénomme Agnès, explose en couleurs. Elle se lance ensuite, avec Frédéric Mitterrand, puis Laurent Condominas, dans le script de Camélia et le dragon, finalement intitulé Un rêve plus long que la nuit. Il s’agit du récit initiatique d’une jeune fille à la recherche de l’amour. Elle fait intervenir ses amis et ses proches, notamment sa propre fille qui interprète Camélia, le rôle du père de cette dernière étant tenu par Jean Tinguely lui-même.
Dans les années 80, Niki s'attaque à la question de la lutte contre le sida. Aux côtés du docteur Silvio Barandun, elle publie Le Sida, c’est facile à éviter, une lettre ouverte destinée à ses enfants, visant à sensibiliser les populations les plus jeunes à la question de la prévention, notamment par l'utilisation du préservatif. Les profits issus de la vente de plus de 75000 exemplaires de l'ouvrage sont reversés à l’association AIDS. En 1994, pour des raisons de santé, Niki s’installe à La Jolla, une station balnéaire de la côte californienne située près de San Diego.
Ce nouveau lieu de résidence lui inspire son dernier grand projet artistique, le Queen Califia’s Magical Circle, un parc de divertissement proposant des sculptures inspirées des traditions culturelles mexicaines, hispaniques et amérindiennes. Au centre du jardin se trouve la sculpture magistrale de la reine Califia, mesurant 3,5 mètres et chevauchant un aigle de 4 mètres d'envergure. Le parc est inauguré en octobre 2003 à Escondido. En 1996, la naissance d’un petit-fils métis offre à Niki le prétexte d’un nouveau combat. Elle crée ainsi une série de Black Heroes, des sculptures rendant hommage à des personnalités de couleur. Niki de Saint Phalle meurt en 2002, à l'hôpital de San Diego à l’âge de 71 ans des suites d’une insuffisance respiratoire. Elle souffrait en effet d'une maladie pulmonaire due à l’inhalation répétée de vapeurs toxiques provenant des résines de polyester qu'elle utilisait pour créer ses sculptures.
Niki de Saint Phalle consacra 20 ans de sa vie à la réalisation de cette œuvre monumentale. Entre 1979 et 1993, elle fut littéralement obnubilée par son Jardin des Tarots, qui reste la plus grande réalisation de l’artiste. Le Parc Güell d’Antonio Gaudí à Barcelone, le Palais Idéal du Facteur Cheval à Hauterives ainsi que le Jardin de Bomarzo en Italie sont à l’origine de ce travail phénoménal. Avec ce jardin, Niki veut réaliser un rêve de jeunesse : produire une œuvre qui bouscule les codes étriqués du monde de l’art.
25 ans après avoir visité le parc Güell de Gaudí, Niki décida de construire son propre jardin et entreprit de débuter son chantier en Toscane, en plein maquis. Les sculptures édifiées représentent les 22 arcanes majeurs du tarot de Marseille. Ces immenses statues sont faites de béton armé recouvrant une armature métallique soudée à la main. Les monuments sont recouverts de peinture, de céramiques et de miroirs. Son compagnon et ami Jean Tinguely a largement contribué à la concrétisation de ce projet titanesque. Il participa à la fabrication des sculptures et l’aida à financer le projet en achetant certaines de ses œuvres et en lui offrant un four à céramique. Pour financer le projet et préserver son autonomie, elle se lança dans l’art décoratif en commercialisant des vases, des meubles originaux et même un parfum dont les seules recettes représentèrent plus d’un tiers du budget du chantier. Niki parvint ainsi à démontrer qu’une femme peut s’assumer seule et entreprendre sans aide un travail de grande envergure.
Niki de Saint Phalle laissa des consignes très strictes concernant la gestion et l’exploitation du parc après sa mort. Le Jardin des Tarots est actuellement géré par une fondation privée. Ouvert au public gratuitement quelques jours par an, il n’est sujet à aucune forme de publicité, conformément au souhait de l’artiste.